Le marché unique de l’UE, une construction antisociale ?

Europe

Les discussions autour de la reprise de trois directives UE sur les travailleurs détachés, dans le contexte du projet d’accord-cadre entre la Suisse et l’UE, ont fait naître bon nombre de craintes en matière de protection des travailleurs en Suisse. Ces craintes expriment le possible risque de dumping social et prennent pour exemples certains arrêts de la Cour de justice de l’UE (CJUE). Cette Cour a parfois favorisé les libertés du marché telles que la libre prestation des services au détriment des droits des travailleurs. Toutefois, ces craintes sont-elles toujours fondées ? L’Europe sociale n’a-t-elle pas progressé ? Et surtout, le débat en la matière se situe-t-il vraiment à Bruxelles plutôt qu’à Berne ? 

Les droits des travailleurs ont parfois été bousculés par la CJUE. Dans l’arrêt Laval, la Cour a par exemple jugé que de forcer l’adhésion de travailleurs lettons détachés en Suède à une convention collective de travail (CCT) suédoise du bâtiment par des blocus de chantier entravait la libre prestation de service de l’entreprise détachante. Le blocus en question avait pour but d’empêcher le détachement des travailleurs lettons et ainsi de lutter contre le dumping salarial. Certes, cette décision peut paraître choquante eu égard aux objectifs sociaux de l’UE. Il serait toutefois prématuré d’en conclure que la CJUE subordonne les droits des travailleurs aux libertés économiques.

La Cour tente plutôt une approche de conciliation entre ces différents intérêts. Pour la CJUE, les droits des travailleurs sont indubitablement une « raison impérieuse d’intérêt général ». Ces « raisons impérieuses d’intérêt général » ressortent de la jurisprudence de la CJUE depuis le célèbre arrêt Cassis de Dijon et permettent de justifier une entrave aux quatre libertés du marché intérieur (marchandises, personnes, services et capitaux). Néanmoins, de telles entraves doivent rester proportionnées en n’étant pas plus restrictives que nécessaire. On peut à cet égard citer l’arrêt Schmidberger dont la liberté de réunion – par le blocus d’une autoroute – a justifié l’entrave à la libre circulation des marchandises entre l’Italie et l’Autriche ou encore l’arrêt Omega qui a reconnu que le droit allemand pouvait interdire des jeux simulant des homicides (laser games) pour des raisons de dignité humaine. Le prestataire britannique de ces jeux n’a donc pas pu les commercialiser sur le marché allemand. Cette approche, certes délicate, a toutefois permis à la Cour d’amorcer un premier pas vers la fin du primat du marché qui avait présidé à la naissance de l’UE.

Dans l’arrêt Laval, la CJUE a cependant retenu que le blocus de chantier visant à lutter contre le dumping social ne justifiait pas l’entrave au détachement des travailleurs lettons. Ce raisonnement surprenant n’est toutefois pas de la seule responsabilité de la CJUE. L’UE a adopté en 1996 la Directive travailleurs détachés 96/71. Cette directive prévoit notamment l’obligation pour une entreprise détachante de respecter une série de règles de droit du travail de l’État membre d’accueil pour autant qu’elles soient prévues dans des lois nationales ou des CCT d’application générale; à savoir envers toutes les entreprises d’un secteur concerné sur un territoire donné. C’est sur ce dernier point que s’illustre la faiblesse de cette directive et c’est principalement pour cette raison que le jugement Laval est critiquable.

Lors du détachement des travailleurs lettons, la Suède n’avait en effet pas de CCT générale dans le domaine de la construction. La CJUE ne s’est ainsi pas appropriée – à tort ou à raison – le droit d’étendre une CCT considérant qu’une telle prérogative relevait de la compétence du législateur suédois ou du processus de négociation des partenaires sociaux de Suède. La Cour n’a toutefois étonnement pas retenu le caractère inhérent de ces actions collectives dans ce processus de négociation. En effet, ce sont parfois ces actions collectives qui permettent aux partenaires sociaux d’amorcer des négociations et d’étendre ou modifier des CCT. En tout état de cause, en raison de l’absence de CCT générale et donc de règles sociales minimales « suffisamment précises et accessibles » applicables aux travailleurs lettons détachés; la CJUE a considéré que le blocus entrepris ne pouvait pas justifier l’entrave au détachement de ces employés baltes. Si la CCT du bâtiment avait été déclarée d’application générale par la Suède, il est probable que l’issue de ce jugement aurait été différente dès lors que des normes « suffisamment précises » auraient eu pour but de protéger les droits de travailleurs et d’empêcher le dumping. L’entrave à la libre prestation de service aurait ainsi pu être justifiée par le blocus en question.

Cela étant, la décision Laval ne fait pas de la CJUE une cour fondamentalement opposée à toute avancée sociale. Dans l’arrêt Albany, elle a par exemple exclu les CCT des règles de concurrence bien qu’elles puissent la restreindre ou la fausser. Elle relève en effet que de soumettre les CCT à ces règles serait incohérent avec les objectifs sociaux des traités.

Qui plus est, la CJUE a toujours reconnu que les mesures de contrôle du respect des conditions de travail en cas de détachement n’étaient pas harmonisées dans l’UE. Les États membres restent ainsi libres de les définir. Celles-ci doivent toutefois être non-discriminatoires (en s’appliquant autant aux entreprises nationales que détachantes), justifiées et proportionnées. Ces exigences laissent donc une marge de manœuvre aux États membres dans la définition de ces mesures. La Directive 2014/67/UE prévoit d’ailleurs aujourd’hui une liste non exhaustive de mesures que les États membres peuvent imposer.

Quant à la Directive travailleurs détachés 2018/957/UE, elle a concrétisé la règle «à travail égal – salaire égal». Contrairement à la Directive 96/71, ce ne sont plus les salaires minimaux mais tous les éléments d’une rémunération perçus dans un secteur soumis à une CCT générale ou à des lois qui s’imposent aux entreprises détachantes.

Les États membres de l’UE restent donc les principaux acteurs de l’élaboration d’une politique sociale protectrice des travailleurs, que ce soit par l’extension de CCT ou l’adoption de lois en la matière. En effet, plus une CCT sera étendue ou certains principes de droit du travail ancrés dans la loi, plus une entrave à la libre prestation des services sera justifiable. Quant aux mesures de contrôle des conditions de travail des travailleurs détachés, les États membres disposent aussi ici de la marge suffisante pour les établir. Si le projet d’accord-cadre devait être adopté et mener vers une reprise des trois directives précitées, les progrès sociaux ne s’acquerraient ainsi pas à Bruxelles mais principalement à Berne et dans l’ensemble de la Suisse. Il appartient à la Confédération seule d’être audacieuse, inventive et de décider souverainement du niveau de protection sociale qu’elle souhaite.

Image de couverture par Josue Isai Ramos Figueroa, unsplash