Les données de santé en Europe: une future “mine d’or” fermée à la Suisse ?

Ce blog a originellement été publié sur le blog du foraus “Diplofocus”, hébergé sur le site du Temps : Vers le blog original.

 

Alors que la signature d’un accord bilatéral Suisse-UE sur la santé est toujours bloquée, le futur écosystème des données de santé se dessine au niveau européen. Il serait dans l’intérêt de la Confédération d’intégrer le développement des nouvelles normes européennes en la matière dans ses propres efforts de numérisation en matière de santé. Les acteur·rice·s de la santé en Suisse feraient bien de se mobiliser pour que ce nouvel espace prometteur tant au niveau de la recherche, que de la santé publique ne reste pas fermé à la Suisse.

de Moritz Fegert

La Commission européenne a publié en mai 2022 sa proposition pour la création d’un espace européen des données de santé (European Health Data Space – EHDS). Ce premier espace pilote, parmi 9 autres espaces de données au niveau sectoriel, est un projet ambitieux qui a un fort potentiel en termes de recherche médicale et de santé publique.

Un projet sui generis: le premier espace de données de santé transnational au monde

Le projet présenté par la Commission européenne prend en compte les données de santé générées à travers des registres de maladies ou les dossiers électroniques du patient des divers États membres. En outre, l’EHDS possède la particularité d’également inclure les données générées dans le cadre privé par des applications de santé ou outils médicaux. D’une part, ces données seront accessibles pour l’usage primaire par les patient·e·s et professionnel·le·s de santé dans toute l’UE. D’autre part, ces données, sous forme anonymisée et agrégée, pourront être utilisées pour un usage secondaire par les institutions de recherche publiques et privées, ainsi que les autorités sanitaires. L’utilisation, dans ce deuxième cas de figure, sera soumise à un contrôle plus rigoureux en termes de sécurité et de protection des données.

La quantité astronomique de données que comprendrait l’EHDS, si les plans présentés se concrétisaient, a de quoi donner le vertige. Que ce soit en termes de protection des données, d’efforts de standardisation des pratiques d’enregistrement de données médicales nécessaires ou encore de risque d’abus si les données tombaient entre des mains malintentionnées.

Néanmoins, le jeu semble en valoir la chandelle: 5,5 milliards d’Euros d’économies pour les systèmes de santé, 20-30% de croissance du marché de santé numérique et 5,4 milliards de gains additionnels pour la recherche, l’innovation et la santé publique dans les 10 ans à venir sont annoncés par la Commission comme conséquence directe de l’introduction de l’EHDS. En outre, les patient·e·s devraient en voir eux aussi les avantages directs en termes de couverture santé transnationale et de traitements de maladies rares ou non transmissibles, notamment grâce à l’amélioration des thérapies et à la découverte de nouvelles méthodes de traitement pour des maladies comme le cancer par exemple. Ceci étant dit, cela nécessiterait aussi d’indispensables investissements en termes d’infrastructure technique. Une multitude d’outils de financement seront utilisés à cet effet, entre autres la Facilité pour la reprise et la résilience, le Programme EU4Health et Horizon Europe.

Contrairement à d’autres dossiers sur la table, l’EHDS semble faire l’unanimité parmi les États membres quant aux objectifs affichés avec une présidence tchèque prête à faire avancer le dossier au Conseil d’ici Noël. Du côté du co-législateur au Parlement européen, les discussions devraient se focaliser sur les questions liées à la protection des données de santé et la sécurité des données.

De nombreuses questions à clarifier

Même si sur le fond, gouvernements, industries, institutions universitaires et organisations de patients sont unanimes sur le bien-fondé du projet, des points restent à clarifier comme l’a montré l’opinion publiée en juillet dernier par le Comité européen de la Protection des Données. Ce dernier remet notamment en question l’utilisation de données générées à travers des applications mobiles pour l’usage secondaire. D’autres points ouverts concernent l’alignement de normes préexistantes et possibles chevauchements avec de nombreux actes législatifs existants en la matière au niveau de l’UE (Data Governance Act, Data Act, AI Act, Digital services Act, GDPR (RGPD), Medical Device Regulation et Clinical Trials Regulation). Ainsi, malgré l’existence d’efforts d’homogénéisation des pratiques d’enregistrement de données médicales avec le programme MyHealth@EU, nombreux sont ceux qui doutent encore du réalisme du projet d’aligner les pratiques dans 27 pays différents. D’autres questionnements concernent la possibilité de ne pas faire partie du système (option d’opt-out) ou encore l’intégration de données stockées en dehors du territoire communautaire. Last but not least, se pose la question du statut accordé aux États non membres de l’UE.

La Suisse: un État tiers exclu de cette future “mine d’or” ?

Actuellement, la Confédération est considérée comme un État tiers. Sa participation au futur écosystème n’est donc pas garantie. Au-delà des désavantages que ceci créerait à terme pour les citoyen·ne·s voyageant de part et d’autre des frontières européennes, les implications pour le domaine de la recherche pharmaceutique et biomédicale pourraient être graves et un réel désavantage compétitif apparaître. L’industrie pharmaceutique, bien implantée sur le sol suisse, a en effet un grand intérêt à avoir accès aux données sur l’utilisation de leurs thérapies dans la phase qui suit la mise sur le marché (aussi appelé “real world data”), puisqu’elles donnent une indication beaucoup plus précise sur les effets cliniques des thérapies et peuvent potentiellement accélérer le développement de nouveaux traitements. Pour autant, il reste des points ouverts quant aux questions d’accès et de propriété intellectuelle des données partagées par l’industrie au sein de l’EHDS.

Même s’il y a des chances crédibles que la Suisse puisse être intégrée à l’EHDS comme cela sera certainement le cas pour d’autres États non membres, tels que la Norvège, elle reste entièrement livrée au bon vouloir de son partenaire européen du fait d’un manque complet de base juridique en matière de santé. Un accord bilatéral en matière de santé est bel et bien négocié (plus d’informations dans une ancienne publication du foraus aux pages 31-36) et pourrait intégrer une participation de la Suisse à l’EHDS. Mais le blocage au niveau de l’Accord institutionnel Suisse-UE empêche sa signature. Sans une telle base juridique, un scénario Horizon Europe pendra toujours telle une épée de Damoclès au-dessus des acteur·rice·s concerné·e.s en Suisse.

Un calendrier législatif dicté par les élections européennes – non sans conséquence pour le cadre normatif suisse

De toute manière, il sera essentiel que le niveau de protection et de sécurité des données de santé en Suisse soit jugé équivalent au niveau en vigueur au sein de l’UE pour qu’une participation helvétique puisse se faire. La Suisse a donc tout intérêt à suivre les développements législatifs et à adapter ses propres plans de numérisation en matière de santé et d’écosystème des données de santé en conséquence. Pour éviter de devoir adapter des structures fraîchement mises en place, il semble pertinent d’observer de près la forme et le cadre normatif établis par Bruxelles dans les mois à venir. Sauf erreur de parcours, les négociations sur le Règlement de l’EHDS devraient aboutir avant les élections de mai 2024. Si par la suite, la Suisse ne s’aligne pas aux normes européennes en la matière, une adaptation dynamique, potentiellement suivie par une votation populaire n’est pas à exclure et ce sera à la population suisse de choisir: voulons-nous faire partie de l’Union sanitaire européenne et avoir accès à cette nouvelle “mine d’or” économique et sanitaire que représenterait l’EHDS ou poursuivre le Sonderfall helvétique ?

 

 

Image credits: Emma Simpson on Unsplash