Le retour de la géopolitique en Europe : trois défis pour la coopération Suisse-UE en matière de recherche

La réorientation de la politique de recherche européenne à l’heure de « l’autonomie stratégique ouverte »

Dans un monde secoué par les tensions géopolitiques, les États reconnaissent l’importance stratégique de la science, de la technologie et de l’innovation (STI). Il en résulte une intensification des enjeux (géo)politiques dans le secteur scientifique, ayant des répercussions considérables sur la coopération internationale en matière de recherche. En Suisse, cette situation pose de nouveaux défis, notamment à l’égard de la coopération avec les partenaires européens, essentielle pour l’économie et la société helvétiques.

Face au « retour de la géopolitique en Europe »,[1] l’Union européenne redéfinit sa stratégie de politique étrangère, traditionnellement axée sur l’ouverture et la coopération internationale. En proclamant l’« autonomie stratégique ouverte », elle met en avant ses propres intérêts géopolitiques, tandis que le protectionnisme sélectif et le cloisonnement idéologique gagnent en importance.[2] Il en résulte une « (re)délimitation » de l’Espace européen de la recherche (EER) et une politique de recherche davantage axée sur les intérêts stratégiques.[3] Pour la Suisse, qui n’est pas membre de l’UE, mais qui fait partie intégrante de l’EER, cette nouvelle orientation apporte son lot de défis, et ce, indépendamment d’une association de la Suisse aux programmes de recherche et d’innovation européens. L’association, et par conséquent la stabilité des relations politiques avec l’UE, devraient rester une priorité absolue pour le pôle d’innovation qu’est la Suisse.4[4]Pour assurer à long terme le succès de la coopération avec l’UE en matière de recherche, la Suisse doit par conséquent faire face aux défis d’une approche géopolitique de la recherche.

Le statut de la Suisse dans les programmes-cadres (PC) pour la recherche et l’innovation (basé sur SBFI) [5]

Premier défi : la sécurité des connaissances – l’UE réagit à l’évolution de la situation en termes de politique de sécurité

De plus en plus, l’UE organise le secteur STI sous l’angle de la politique de sécurité. Dans un contexte mondial tendu, l’ouverture et les échanges internationaux, aussi essentiels qu’ils soient pour le progrès scientifique, constituent un terrain propice aux abus. Le concept de la sécurité des connaissances doit permettre de protéger les valeurs scientifiques et d’aménager la coopération internationale de façon sûre, tout en servant les intérêts européens.[6] L’accent est mis notamment sur la « recherche à double usage », c’est-à-dire la recherche à des fins tant civiles que militaires. L’UE souhaite empêcher que des acteurs potentiellement hostiles aient accès à ces travaux de recherche sensibles. Parallèlement, elle encourage sciemment la « recherche à double usage » afin de renforcer sa propre puissance militaire et son économie. La recherche nucléaire et la recherche sur les drones, par exemple, sont des domaines particulièrement protégés et soutenus par les États depuis des décennies.[7] Même si l’UE investit de plus en plus dans ces domaines clés sur le plan stratégique, elle pourrait décider d’en restreindre l’accès à ses États membres, ce qui ferait obstacle à la Suisse. Début 2025, au moment de l’entrée en vigueur de l’arrangement transitoire relatif au Paquet Horizon, la Suisse s’est ainsi vue refuser l’accès à la recherche quantique et spatiale dans un premier temps,[8] même si ce domaine lui a été réouvert par la suite. Les parties du programme Digital Europe concernant la cybersécurité et les semi-conducteurs demeurent exclusivement réservées aux membres de l’UE et aux pays de l’EEE, même en cas d’association.[9]

Avec Horizon Europe 2028–2034, actuellement en phase de planification, cette tendance devrait s’accentuer. Dans un scénario explosif, la Commission européenne propose de supprimer la clause civile actuellement incluse dans les programmes afin de pouvoir promouvoir les projets militaires sous le principe du « double usage par défaut ».10[10] La Commission prévoit en outre explicitement de pouvoir exclure les pays associés de certaines parties du programme dès lors que les intérêts de l’UE sont considérés comme menacés, sans toutefois fournir de précisions concrètes sur les domaines concernés.[11] Pour des motifs de politique de sécurité, la Suisse risque donc de se retrouver exclue, totalement ou partiellement, d’un nombre croissant de programmes subventionnés par l’UE.

Deuxième défi : la sécurité économique – la recherche européenne au service de  la compétitivité

Dès le début de son second mandat, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a déclaré : « La prospérité et la compétitivité seront notre première priorité. »[12]. Cette nouvelle importance accordée à la compétitivité influence également la politique de l’UE en matière de recherche : la recherche se doit de fortifier l’économie européenne face aux concurrents stratégiques et d’amortir les risques pour la sécurité économique.[13] Une attention particulière est accordée aux technologies clés, telles que l’IA, les semi-conducteurs, les technologies quantique et biologique.[14] Une position mondiale dominante dans ces domaines procure non seulement des avantages économiques, mais revêt aussi une importance capitale dans l’architecture de la sécurité européenne : en leur qualité de « biens à double usage », ces technologies possèdent un potentiel militaire considérable, qui montre clairement le lien étroit avec la « sécurité des connaissances » du premier défi. De par sa stratégie en matière de « sécurité économique »,[15] l’UE adopte une approche globale qui tient compte des objectifs industriels et de la politique de sécurité.

La compétitivité jouera un rôle majeur dans les programmes de recherche européens à venir, comme le révèlent les projets de la Commission visant à resserrer les liens entre la promotion de la recherche et de l’innovation et le nouveau Fonds européen pour la compétitivité (FEC) ainsi que son règlement.[16] Les pays tiers, susceptibles d’être particulièrement touchés par cette nouvelle orientation, se montrent par conséquent inquiets.[17] La Suisse et d’autres pays associés craignent que l’excellence et la coopération en Europe soient reléguées au second plan face aux priorités de la Commission en matière de politique industrielle, et que les programmes de recherche perdent l’autonomie qui leur était traditionnellement accordée.[18] D’importants acteurs européens partagent ces craintes, notamment l’European University Association (EUA)[19] ou Science Europe[20]. Sous la houlette de l’Allemagne et de l’Espagne, neuf ministres de la Recherche d’États membres de l’UE se sont mobilisé·e·s en faveur de l’indépendance d’Horizon Europe, critiquant notamment la gestion stratégique menée par le FEC.[21] À l’avenir, les équipes de recherche suisses risquent donc d’être davantage laissées pour compte, voire exclues des appels à projets relevant de la politique industrielle. Les subventions européennes étant réputées très prestigieuses, les inconvénients ne sont pas seulement d’ordre financier, ils affectent aussi et surtout la réputation et les opportunités de carrière.[22]

Troisième défi : les programmes de recherche – un moyen de pression de l’UE sur la  politique étrangère

Avec l’Espace européen de la recherche (EER) et les programmes affiliés, l’UE a créé une structure dédiée à la coopération internationale en matière de recherche, à laquelle participent de nombreux pays d’Europe et d’ailleurs, non membres de l’UE (cf. la carte). L’approche ouverte et collaborative de l’EER s’est avérée très fructueuse, de ce fait qu’elle renforce la recherche et l’innovation, tant au sein de l’UE que dans les pays tiers associés (cf. la coopération CH-UE en chiffres).

À une époque d’instabilité géopolitique, le caractère inclusif de l’EER fournit à la Commission européenne un levier efficace : en définissant des conditions d’accès aux programmes de recherche, l’UE, et en particulier la Commission européenne, détient un puissant moyen de pression en matière de politique étrangère. La Suisse,[23] tout comme le Royaume-Uni,[24] en ont fait l’expérience lors des négociations bilatérales respectives que les dynamiques de politique étrangère peuvent nuire à la coopération scientifique mutuellement avantageuse. La Commission européenne a récemment menacé de restreindre l’accès d’Israël à Horizon Europe en raison de la situation humanitaire à Gaza.[25] Les programmes de recherche servent également de moyen de pression au sein même de l’UE, comme le montrent les relations avec la Hongrie.[26]

Ces changements peuvent être interprétés comme l’expression de la géopolitisation croissante de la coopération européenne en matière de recherche, une réalité avec laquelle la Suisse va devoir composer. Le levier dont dispose l’UE souligne l’importance de la coopération européenne en matière de recherche, mais il pourrait en même temps devenir un facteur difficile à gérer dans le cadre des relations futures entre la Suisse et l’UE.

Carte des pays participant à Horizon Europe, avril 2025[27] (créée avec mapchart.net)

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Consolider la coopération CH-UE en matière de recherche, même en période d’instabilité géopolitique

Si la coopération de la Suisse et de l’UE en matière de recherche offre aux deux parties des avantages considérables (voir la coopération CH-UE en chiffres), elle a toutefois été marquée ces derniers temps par une forte instabilité et de grandes incertitudes (voir la frise chronologique). Il est indispensable que la Suisse soit entièrement associée aux programmes de recherche européens pour pérenniser ces avantages, en particulier pour la place économique suisse.[34] Les trois défis évoqués montrent cependant que la Suisse serait bien avisée de ne pas tout miser sur cette association : sa politique en matière de recherche doit se préparer de manière ciblée au retour de la géopolitique en Europe et dans le monde entier. Pour participer avec succès aux programmes de recherche et d’innovation européens, il faut notamment prendre en compte les impacts synergiques des priorités définies par l’UE en matière de sécurité et de compétitivité.

Les programmes de recherche européens qui seront lancés en 2028 sont en cours de préparation ; l’orientation de la Commission a beau être explicite, il reste de nombreux détails à préciser.[35] Pour les pays tiers tels que la Suisse, il convient notamment de clarifier comment l’impact concret du « double usage » se répercute concrètement sur les conditions de participation aux différents domaines couverts par les programmes. Dans le même temps, il convient de noter que l’UE accorde une place prépondérante à l’ouverture et à la coopération internationale dans sa programmation, même en période de tensions géopolitiques.[36] Il devrait être dans l’intérêt de l’UE de continuer à entretenir une étroite coopération en matière de recherche avec la Suisse, qui joue un rôle prépondérant dans des domaines stratégiques clés tels que la technologie quantique.[37] Pour ce faire, la Suisse se doit de se présenter comme une actrice fiable et digne de confiance vis-à-vis de ses partenaires européens.

Les quatre pistes de réflexion suivantes proposent des démarches envisageables pour permettre à la Suisse de jouer un rôle dans l’Espace européen de recherche, même en période de tensions géopolitiques :

🎯 Promouvoir son propre système : la recherche et l’innovation revêtent une grande importance (géo)stratégique pour la Suisse et doivent être encouragées. En faisant des économies dans la formation, la recherche et l’innovation, la Suisse fragilise sa principale ressource et sa compétitivité internationale. Il est par ailleurs indispensable d’investir pour convaincre l’UE et le reste du monde de l’importance du pôle de recherche suisse et consolider ensemble l’EER.

🔒 Préserver les connaissances : la Suisse doit devenir performante en matière de sécurité des connaissances afin de se conformer aux normes de l’UE et aux évolutions mondiales, et de garantir sa compétitivité internationale. Au vu de la complexité et des responsabilités communes, une approche pangouvernementale est requise, impliquant la collaboration étroite de la Confédération, des cantons et des hautes écoles ainsi que d’autres acteurs économiques et scientifiques.

🌍 Diversifier de façon sûre : la Suisse doit étendre ses coopérations internationales en matière de recherche au-delà de l’EER, afin de consolider ses réseaux à l’échelle mondiale et de réduire sa dépendance vis-à-vis de l’UE, sans pour autant remettre en cause, voire menacer le rôle central que joue l’EER. En d’autres termes, cela signifie notamment qu’en cas de coopération avec des pays à risque tels que la Chine, les exigences européennes en matière de sécurité doivent être scrupuleusement respectées afin de ne pas risquer d’être exclu des programmes européens clés.

🤝 Concevoir ensemble le secteur FRI et la politique extérieure : Étant donné l’importance stratégique de la formation, de la recherche et de l’innovation (FRI) pour la prospérité et le positionnement mondial de la Suisse, ce secteur doit se voir accorder une place plus prépondérante en politique extérieure, notamment dans le dossier européen. Le secteur FRI est à considérer comme un continuum que la politique étrangère doit globalement consolider et inscrire dans un contexte international. La force d’innovation d’un pays a nécessairement besoin de coopérations internationales en matière de recherche, mais aussi d’une mobilité internationale dans la formation, telle qu’elle est encouragée par le programme européen Erasmus+.

 

 

 

 

[1] Kushnir, I., & Yazgan, N. (2024). Shifting geopolitics of the European higher education space. European Journal of Higher Education, 15(3), 510–531. https://doi.org/10.1080/21568235.2024.2398742

[2] Bamberger, A., & Huang, T. Y. (2024). From irreversible openness to protectionism: geopolitics and international research cooperation in the European Union. Journal of Education Policy, 40(1), 19–43. https://doi.org/10.1080/02680939.2024.2351516

[3] Ibid.

[4] https://www.economiesuisse.ch/de/meinung/schweizer-forschung-profitiert-als-erste-vom-bilateralen-fruehling-mit-der-eu

[5] EU-Rahmenprogramme 1984–2020

[6] https://css.ethz.ch/content/dam/ethz/special-interest/gess/cis/center-for-securities-studies/pdfs/CSSAnalyse338-EN.pdf

[7] Drone Proliferation and the Challenge of Regulating Dual-Use Technologies | International Studies Review | Oxford Academic

[8] https://www.snf.ch/de/PIgvZDNljXgiJ59U/news/horizon-europe-fuer-schweizer-forschende-wieder-offen

[9] https://www.sbfi.admin.ch/de/horizon-paket-2021-2027

[10] https://sciencebusiness.net/news/dual-use/horizon-europe-will-be-dual-use-default-zaharieva-says

[11] https://research-and-innovation.ec.europa.eu/news/all-research-and-innovation-news/horizon-europe-2028-2034-twice-bigger-simpler-faster-and-more-impactful-2025-07-16_en

[12] Statement at the European Parliament Plenary by President Ursula von der Leyen, candidate for a second mandate 2024-2029 – European Commission).

[13] Strategic Autonomy and European Economic and Research Security – European Commission

[14] Joint Communication on “European Economic Security Strategy”: EUR-Lex – 52023JC0020 – EN – EUR-Lex

[15] European Commission and High Representative for Foreign and Security Policy. (2023) Economic security strategy [online]. Available from: https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/PDF/?uri=CELEX:52023JC0020 [Accessed 15 August 2025].

[16] https://www.science.org/content/article/europe-plans-double-research-spending-next-horizon-europe-scheme

[17] Associated countries call for ‘stand-alone’ FP10 | Science|Business

[18]https://www.swissuniversities.ch/fileadmin/swissuniversities/Dokumente/Komm/News/July25_JointOpenLetter_EUProgrammes.pdf

[19] https://eua.eu/news/eua-news/presidents-of-university-networks-call-on-eu-leaders-to-secure-a-stand-alone-ambitious-fp10.html?highlight=WyJhbmQiLCJmaW5hbmNpYWwiLCJhbmQgZmluYW5jaWFsIl0=

[20] https://www.scienceeurope.org/media/5yfpnqbz/se-response-mff-fp10-proposal_july-2025.pdf

[21] https://sciencebusiness.net/news/planning-fp10/spain-and-germany-lead-defence-independent-pillar-2-reformed-horizon-europe

[22] Highlights: Quo vadis after exclusion from EU’s Horizon Europe? – University of Bern Internationals

[23]  Nicht assoziierter Drittstaat – «Horizon Europe» ohne die Schweiz: So reagiert die Politik – News – SRF

[24] Nach langen Verhandlungen: Großbritannien wieder Teil von « Horizon Europe »

[25] Commission proposes partial suspension of Israel’s association to Horizon Europe

[26] Umfrage in Ungarn: EU-Finanzierungs-Stopp schadet ungarischen Nachwuchs-Forschenden

[27] Karte gemäss list-3rd-country-participation_horizon-euratom_en.pdf, erstellt mithilfe mapchart.net

[28]news.admin.ch/de/nsb?id=105609

[29] Die Schweiz und Horizon Europe in 6 Fragen, Netzwerk FUTURE Juni 2020

[30] scienceindustries – Vollständige Assoziierung an Horizon Europe unverzichtbar

[31] ERA Portal Austria – Interim Evaluation of Horizon Europe analyses impact and returns of the Framework Programme

[32] Horizon-Paket 2021–2027

[33] Swissmem sagt Ja zu den Bilateralen III – unter Vorbehalt – Swissmem, ​​Studie zeigt: EU-Programme stärken Schweizer Forschung und Wirtschaft​ | economiesuisse

[34] Horizon package 2021–2027

[35] Horizon Europe 2028 – 2034: twice bigger, simpler, faster and more impactful – European Commission

[36] Proposal for a Regulation of the European

Parliament and the Council on the new Framework Programme for Research and Innovation (R&I) for the

period 2028-2034, Horizon Europe.

[37] https://s3.eu-central-2.wasabisys.com/swr-cms/d/assets/legacy/stories/pdf/en/Policy-analysis_SSC_2020_White-Paper-QT.pdf